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Sauvage

Valfret

72 pages — 21 x 26,5 cm

impression quadri

Cousu brut avec brassard

collection Amphigouri

 

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ISBN 9782390220220
20 €

Valfret sur Sauvage

Lilian Philippe , janvier 2021

LP - Sauvage est d’abord une série de peintures, d’où cette série vient-elle ?

Valfret - Ces CRS sont arrivés tout doucement comme motif dans mes dessins, la première image était liée à la coupe du monde 2014 au Brésil. Une série est arrivée naturellement parce que je bloquais, depuis la crise grecque, sur les émeutes incroyables qu’il y avait à l’époque en Europe, qu’on voyait à travers les réseaux sociaux. Je me demandais ce qui se passait, pourquoi le budget des forces antiémeutes augmentait partout en Europe, c’était révoltant. Or dans ma pratique du dessin, j’incorporais beaucoup d’éléments qui faisaient partie de mes obsessions, même primaires. Quand j’arrêtais de fumer, j’ai commencé à peindre des cigarettes par exemple. 

La figure du CRS est drôle parce que c’est un personnage qui peut être tout le monde. Puisqu’il a un costume, on n’a pas à le dessiner ou à savoir s’il est blond, s’il est brun. Il a quelque chose d’universel.

 

LP - Tu en as fait une exposition, une partie a aussi été publiée dans L’Armée noire n°2. Comment cette série s’est-elle prolongée jusqu’à ce livre ?

V - Faucompré, qui avait suivi cette série, m’a proposé de participer à L’Armée noire. Quelques dessins aussi ont paru dans Nicole n°2. Cette série s’est étoffée petit à petit, j’en ai vendu une partie. Quand j’ai voulu rassembler une série complète, j’en ai refait, mais sans savoir à quoi elle était censée ressembler. J’ai envoyé un premier ensemble à Thierry, qui l’a trouvé intéressant mais trop bordélique. On l’a réorganisé, on a fait un chemin de fer et j’ai fait de nouveaux dessins. Ça a duré au moins deux ans et demi, par moments j’ai laissé tomber. J’avais d’autres préoccupations, je voulais arrêter de faire des bouquins, de la BD… Puis j’ai trouvé ça dommage donc j’ai encore fait de nouveaux dessins. On s’est mis d’accord sur une trame et ça s’est consolidé. Mais il n’y avait pas de projet de livre au moment de L’Armée noire.

 

LP - Est-ce qu’une exposition est prévue pour Sauvage ?

V - On en fait une au Sterput avec Étienne Beck du 7 janvier au 21 février, puisqu’il sort Mad Maxi Jack bientôt. Il y aura une soirée autour des deux livres. 

Moi je fais des dessins, mais je n’ai pas le logiciel pour en faire des expos intéressantes. S’il s’agit juste d’accrocher des dessins, c’est un peu lourd. Mais en soi, si on me propose, j’en fais. Dans une expo, j’aime bien voir des choses étranges, qui questionnent, ou que je peux apprécier sans les comprendre. Mais ma pratique du dessin narratif, de l’illustration, de la peinture, et mes expos, sont très classiques.

 

LP -  Tu ne penses pas que les peintures qui constituent Sauvage peuvent paraître étranges, interpeller ? Elles renversent la notion de pittoresque, de ce qui est digne d’être peint, avec ces CRS et détritus dans des paysages…

V - Oui, il y a des paquets de chips qui volent, des Pikachu, des objets qui se dispersent, mais le sens premier est couillon, j’essaye de garder un travail accessible. Après j’essaye de disposer les éléments dans un cadre mystérieux, qui va susciter un questionnement. J’utilise des contrastes, comme ces paysages dans lesquels traînent des produits créés par des humains ou par des machines. Là c’est l’opposition entre ce que la société produit et ce qu’on appelle l’environnement, qui est un sujet qui me remue particulièrement ; je me suis intéressé aux travaux de Descola qui donnent à voir un chemin possible au-delà de la dualité entre nature et culture, je suis bien conscient de l’état de la planète, du merdier qui se profile, et ça prend de plus en plus de place dans mon travail.

Après là, je ne cherche pas à lancer un message politique frontal, je vois des choses et j’en fais des images. Le paquet de chips qui vole comme une étoile filante a un côté héroïque et bizarre. C’est comme tomber sur une centrale nucléaire de nuit, et être fasciné par la beauté étrange et flippante de ses éclairages et clignotements. Le Pikachu qui vole, on peut se demander qui l’a perdu, si c’est un enfant, ce qu’il fait là. J’aime bien installer un climat, un début d’interrogation. Ce sont des débuts d’histoire, j’ai souvent du mal à développer une suite. D’ailleurs je voulais faire un projet de BD avec uniquement des débuts d’histoires. Finalement c’est un peu ce qu’il se passe dans Sauvage, des moments ouvrent sur quelque chose, puis s’arrêtent.

 

LP - Comment se lit ce livre ? Y a-t-il des passages qui se suivent, des séquences ?

V - Je le lis comme une lente digestion. Vers la fin il y a ce CRS devant son feu de camp, dans le sauvage, c’est une image un peu psyché. Et puis une image de digestion, de boyaux, de visages dans des tubes et de fumée. Sur la dernière page, il abandonne sa mue et court à poil dans la forêt. Mais cette évolution de fond passe par plein d’autres états et situations, comme cet évêque qui fait une procession dans la jungle... Il y a des détours, mais l’idée générale se situe là-dedans.

C’est l’histoire de la prise de conscience d’un CRS, ou du CRS qu’on a tous en nous, son envie d’abandonner sa carapace, de muer, de renaître. Pendant que je finissais le livre, avec ma copine on lisait beaucoup de choses sur le ré-ensauvagement, l’effondrement de la civilisation, on lisait des études, on réfléchissait à ce que pourrait être l’avenir. Se posent à nous les questions de ce qu’on va devenir, de ce qui va se passer autour de nous, de ce qu’on peut faire, de ce qui va changer en nous, aussi.

 

LP - Après la montée de la répression en Europe dont tu parlais, la figure du CRS est encore plus présente aujourd’hui, elle envahit l’imaginaire et les médias, tu vas avoir du mal à te débarrasser de cette obsession…

V - C’est ennuyeux de dessiner la violence. C’est pour ça que mon récit essaye d’en sortir. C’est invivable pour eux, pour tout le monde, d’en rester à cette situation de violence. Montrer des images de montagnes, de sauvage, de champs et d’herbes folles, de promenades, permettait de conjurer cette violence plutôt que de la dénoncer, de montrer des CRS doux. Une fois le livre terminé, j’ai continué à dessiner des CRS dans d’autres formats, des petits formats a6 notamment, pendant le confinement. Il se sont transformés avec le temps et se sont encore adoucis ; ils font preuve de tendresse, se promènent en famille, ramassent des patates, font la sieste dans l’herbe ou des pique-niques.

 

LP - Le livre parle bien des passions, des besoins, d’humains tiraillés par des pulsions, ou par une violence qui les tient. C’était un de tes thèmes ?

V - Ouais, à fond. En fait ces images ont un rapport avec les changements d’état. Mais je ne travaille pas en ayant une idée et en dessinant selon cette idée, je découvre l’idée au fur et à mesure. J’ai fait beaucoup d’images, peut-être vingt ou trente, avant de pouvoir y réfléchir. Pour moi, elles évoquent surtout des changements d’état, la violence et les tensions qui nous animent. Il y a autant de choses qui se passent à l’intérieur - boyaux, digestion, fumées, explosions - que de choses qui se passent entre le corps et la tête. Des choses extérieures aussi, des actes de violence par exemple. « Sauvage » est un mot très ouvert. Il renvoie à des stéréotypes, mais le sauvage, l’inconnu, l’étranger sont partout, en fait. Le corps humain est sauvage : on habite un corps qu’on ne connaît pas, on est habités par plein de bactéries et micro-organismes.

 

LP - Tes bd précédentes étaient très différentes, à la ligne claire avec un trait épais. Tu t’es mis à une bd en peinture pour exprimer ça, justement ? Si je qualifie ta démarche d’expressionniste, ça te va ?

V - Oui, ça me parle complètement. Je suis un nerveux, et mon entourage en pâtit, c’est pas toujours drôle. J’ai du mal à faire des dessins à la Sammy Stein, des choses qui semblent robotiques, exécutées sans un coup de vent… Je suis un peu l’inverse, une cocotte-minute, je dessine avec le tempérament.

Bernard Barracuda chez les Requins Marteaux n’avait rien à voir. J’ai fait trois albums, dont un tant que scénariste, lui aussi très différent des autres, très classique. A l’origine je voulais faire de la bd, j’ai d’abord suivi une formation en dessin et peinture, puis j’ai terminé par 2 ans de spécialisation en bande dessinée.

J’en ai eu marre de la bd, parce que c’est un truc d’ascète, de moine copiste, je sais pas comment font les autres… Je n’ai pas un rapport de ce type-là au dessin, conceptuel et éloigné, c’est d’abord viscéral pour moi. C’est une pratique de tous les jours, pour préserver ma santé mentale en quelque sorte… Donc après ces livres je me suis mis à dessiner et j’ai repris contact avec des matériaux différents.

La série des CRS a démarré au moment d’une expo que j’ai faite à la galerie Bries Space à Anvers, en 2015. Je n’ai pas repris la bande dessinée à proprement parler. Je navigue dans une zone floue entre le dessin, la bd, l’illustration. Ce livre est une sorte de digression avec des outils différents.

 

LP - Tout le livre est à l’aquarelle ?

V - C’est principalement de l’aquarelle. L’aquarelle donne des transparences, mais avec le temps la gouache est rentrée dans la palette, elle est venue se mélanger et amèner de l’épaisseur. Le blanc et les couleurs claires à la gouache sont souvent liés à des repentirs, ou à des masquages. J’aime bien l’idée de pouvoir se planter, changer d’avis, recouvrir et prendre un autre chemin.

Pour éviter l’ennui, j’essaye toujours de faire un petit pas de côté, donc je change régulièrement de technique. Ça se fait souvent un peu au hasard de ce qui traîne chez moi. Je tourne en rond avec l’envie de faire de nouvelles choses et je me débrouille avec ce qu’il y a, sans racheter d’outils. J’ai donc commencé avec de la mauvaise aquarelle piquée à mon fils. Ça me permet de ne pas me mettre la pression. J’ai aussi essayé l’aquarelle plus pastel gras par exemple, je bricole, j’essaye toujours de déraper un peu.

 

LP - Et pourquoi as-tu choisi ce format ?

V - Ce format a été choisi initialement hors du contexte du livre, c’étaient les feuilles qu’il y avait chez moi. Il était compliqué de revenir dessus pour le livre. 

Le format A4 n’est pas terrible, c’est un format de papier international, c’est drôle car ça devient un format administratif. Au début Thierry me disait que c’était moche, et j’étais assez d’accord. Sinon la disposition, une image par page, vient du fait que c’est une série de tableaux, sans texte. Il y avait un aspect brut, et le principe était de les agencer comme je l’aurais fait pour une expo. Après une expo, comme un livre, raconte une histoire, donc il y avait beaucoup de similitudes et ça n’a pas été dur de passer de l’un à l’autre. En fait en temps normal je n’aime pas vraiment faire des expos. Je fétichise le livre, je l’adore depuis tout petit, c’est le seul medium que j’aime vraiment.

 

LP - Donc les sujets politiques te travaillent et se reflètent dans ce que tu fais, même si tu ne cherches pas vraiment à les évoquer...

V - Exactement. Je me suis beaucoup posé cette question. Il y a des moments où tu as envie de faire rentrer des choses très frontales dans ton travail… mais si on veut être dans une démarche politique il vaut mieux apprendre à faire pousser des légumes, à bricoler. Un dessin vaudra jamais un pavé bien lancé. Et pour moi, il n’y a pas besoin de faire de figures poétiques si ce que l’on veut dire est d’aller brûler le parlement. Un tract est beaucoup plus efficace, je ne veux pas confondre les deux. Le dessin est une pratique qui me fait du bien, me permet de digérer… C’est une méditation : je suis dans ma solitude, je peux voir les choses passer. J’ai vraiment découvert l’aspect méditatif du dessin avec cette série, ce qui n’était pas du tout le cas avant. Et quand le politique me travaille trop, je lâche les pinceaux.

Mes projets et ma pratique du dessin ont quelque chose de l’ordre du journal de bord. Ça revient toujours, malgré moi. Je démarre un dessin sans savoir ce qu’il va y avoir dessus, les éléments arrivent un peu comme par la méthode paranoïaque-critique de Dali, bien que je n’aime pas Dali. Je regarde l’image, je passe devant pendant plusieurs jours, puis d’un seul coup quelque chose m’interpelle, puis l’élément jaillit, et ça crée une situation bizarre. Ça peut être une sorte de panique à la Topor, ou une association d’objets qui n’ont rien à faire ensemble. Dans ce processus-là ressortent beaucoup de choses de la vie intime. L’apparition des CRS correspond à une obsession, à un climat qui enflait et m’inquiétait. Je n’arrive pas à faire autrement, chaque projet de livre raconte ma vie de manière assez précise.

 

LP - Tu as aussi glissé dans tes peintures quelques références, comme celle au Déjeuner sur l’herbe de Manet, ou des clins d’œil à Monet...

V - Ces images sont plutôt douces, bucoliques, même si le Déjeuner sur l’herbe avait choqué à l’époque. Ce sont des moments de douceur, dans lesquels c’est drôle d’aller y mettre des CRS, et toute la violence qu’ils trimballent avec eux. Cela crée un contre-pied comique. Récemment je l’ai refait avec le Voyageur contemplant une mer de nuages de Caspar David Friedrich, en mettant un CRS à la place. Mais il n’est pas dans le livre. Je l’ai fait avec une peinture de Félix Vallotton aussi, avec un cosmonaute cette fois.

J’en ai un peu marre de dessiner des CRS, même dans un cadre bucolique. Les cosmonautes ont commencé à apparaître, parce que je me sens complètement perdu. J’ai l’impression d’être sur Terre comme un extraterrestre, je ne comprends plus rien. Une grande part de l’humanité vit sur cette planète comme si elle n’en dépendait pas, comme si elle n’avait plus de lien avec elle. C’est une manière d’exprimer ça et de continuer à dessiner, parce que ça me plaît et que des choses doivent sortir, mais je n’en ferai pas un livre.

 

LP -  Que feras-tu ensuite ?

V - Mon travail est d’animer un atelier dans une institution pour personnes handicapées et polyhandicapées adultes. Je le fais depuis six ans. Je connais très bien les travaux de la S Grand Atelier avec le Frémok, j’y faisais des ateliers. Ce que j’ai fait ensuite était lié ; j’ai fait des fanzines, on a fait un numéro de la Tranchée Racine avec Blanquet chez United Dead Artists. Cette année on devait faire plein de choses. Il devait y avoir une expo avec la S et Frémok au Brass, mais ça risque d’être annulé. On devait faire une expo pour la sortie d’un livre au Dernier Cri aussi, mais on ne sait pas trop. Donc oui l’art brut a été important pour moi ces dernières années. 

 

LP - Si tu ne fais plus de Bd, que feras-tu ?

V - Je ne sais pas. Sauvage est une prise de conscience, un abandon de la mue pour retourner à la forêt. J’ai démarré il y a quelques temps un projet qui tourne autour de la même chose. C’est une vie adolescente, liée à des effondrements et la vie après ces effondrements. Vie d’après ne veut rien dire, il n’y a pas de vie d’après puisqu’on vit déjà des effondrements. Je veux parler de quelque chose de moins abrupt, de comment on s’organise, comment on recrée des récits, du sacré, une société. J’en suis là dans ma vie perso : potager, poules, plantes sauvages, greffes et cueillette. Mais je continuerai à dessiner parce que j’en ai besoin. Pour ce projet de livre, je raconte l’histoire d’un jeune gars pris dans la houle de l’Histoire, chahuté par les instabilités politiques d’un monde à bout de souffle et qu’il ne comprend pas. Après des effondrements successifs il se retrouve forcé de renouer avec ses racines paysannes, réapprend à faire pousser des trucs, à contempler la beauté du monde… C’est ce que je me souhaite pour le futur.

Pour ce projet j’ai monté un dossier pour avoir des bourses, et je pense que je ne le ferai que si je les ai. C’est bizarre à dire mais c’est la réalité, il faut bien vivre quand on dessine. S’il se fait, ce sera mon dernier projet de livre. J’ai vraiment l’ambition de continuer le dessin pour moi, d’abandonner l’édition totalement.

C’est un peu virulent, mais je ne comprends plus l’idée de faire des livres et encore des livres. Je me sentirai peut-être mieux le jour où j’arriverai à me nourrir, à me débrouiller avec un bout de terrain. Toute ma vie le dessin a été une aide, un endroit de calme, parce que j’ai vraiment galéré avec la réalité, avec les choses toutes bêtes de la vie. Maintenant mon ambition est de m’épanouir dans le monde physique, pratique, de lâcher un peu leraconter pour le faire. J’ai pris des cours de soudure, j’adorerais apprendre la menuiserie, fabriquer des choses utiles. On est nombreux dans ces questionnements-là.