Alex Barbier : des choses sur la chose
par Pierre Polomé, octobre 1997
Quel fut votre parcours avant De la chose ?
Je ne sais pas si je savais déjà lire quand je suis tombé sur mon premier « Tintin ». J’ai toujours su que je voulais faire de la bande dessinée. J’ai été un peu professeur mais je n’ai jamais vraiment dévié. J’ai commencé à travaillé à Charlie Mensuel dès 1975 et mon premier album s’est appelé Lycaons. Il a été publié au Square en 1979. C’était gonflé de commencer comme cela : ma manière de raconter n’était pas habituelle et c’était la première fois que l’on faisait de la couleur directe.
Ensuite est venu Le Dieu du 12, chez Albin Michel en 1982. La collaboration avec cet éditeur fut moins passionnante et je pense qu’ils n’aimaient pas vraiment cet album. Personnellement, je voulais toujours chambouler les genres et l’époque le permettait : on parlait moins de fric et on était plus libre qu’aujourd’hui. A l’heure actuelle, on ne retrouve ces conditions que chez les « petits éditeurs » qui montent.
Les deux albums suivants ne viendront que beaucoup plus tard…
Je ne trouvais plus d’éditeur. Alors, je suis retourné au travail sur mes planches et un concours de circonstances heureux s’est enclenché. Les japonais de Morning m’ont commandé une bande dessinée (qui aujourd’hui atteint 88 pages) et Gérard Lauzier en a vu les originaux. Il était président du festival d’Angoulême et j’ai eu droit à une grande expo. Par l’intermédiaire du CNBDI, j’ai eu des contacts avec les éditions Delcourt. Les paysages de la nuit et Comme un poulet sans tête étaient prêts et Delcourt les a publiés tous deux en 1994. Enfin, mes planches en couleur vont paraître bientôt au japon avant de revenir en Europe.
Peut-on vous considérer comme un « précurseur enfin reconnu », comme Edmond Baudoin ou Lorenzo Mattotti par exemple ?
C’est exact, je fais un peu le pépé bienveillant et cela me plaît énormément de travailler avec les « petits jeunes » de Fréon. Je me sens proche d’eux et nous partageons un certain esprit d’avant-garde et d’expérimentation. Ainsi mes Lettres au maire de V. ont étés publiées dans {Frigobox 8==079} : c’est en réalité un travail inachevé, comme une esquisse de mon travail pour les japonais. L’idée en est que chaque page soit terminée en elle-même mais aussi qu’elle prenne un véritable sens dans l’ensemble. Je travaille donc à la fois sur les techniques graphiques et narratives propres à la bande dessinée… Ce qui est épuisant et qui explique que je me repose parfois en faisant de la peinture.
Peut-on dire que l’ouvrage qui sort, De la chose, soit un sulfureux recueil de peintures pornographiques ?
Le terme de « pornographie » ne me fait pas peur du tout mais il recouvre en général des choses assez laides. Et ce n’est pas vraiment sulfureux…
Je peins pour me distraire et me détendre. Je peins 5 ou 6 petites toiles érotiques par an. Jusqu’à présent, j’attendais d’en avoir suffisamment pour en faire une exposition. L’idée d’en faire un livre est alors venue naturellement. Il représente plusieurs années de travail et on voit donc le style évoluer dans ces petits formats à l’huile. Je pense que le titre, De la chose, en décrit bien le contenu : il s’agit de sexe. Parfois je dis que c’est mon « enfer » simplement parce que c’est la partie érotique de mon travail.
Vous inscrivez-vous dans un courant particulier pour traiter ce thème ?
Toute modestie mise à part, ça se situe dans l’esprit de tous les peintres qui s’affrontent au réel (et donc, non pas les abstraits). Je pense particulièrement à des peintres du XVIIIe et du XIXe siècles. J’aime beaucoup L’origine du monde de Courbet, un tableau osé, colossal. Mais contrairement à Lacan qui en fut le propriétaire et qui le cachait, moi, je ne cachais pas mes petits tableaux : je les accumulais… sans les exhiber. Aujourd’hui il y a des projets d’exposition.
Vos toiles ne sont pas perverses, elles ne montrent pas de cuir ou de fétichisme…
C’est pour cela qu’elles ne sont pas sulfureuses. J’aurais pu dessiner des accessoires mais je serais tombé dans la pornographie et, de cela, je m’en méfie comme de la peste. Ce sont les corps en train de faire cette chose qui m’intéressent et me fascinent. Peindre les corps est ma manière d’affronter la réalité et on en retrouve beaucoup dans mes bandes dessinées.
Qui sont vos modèles, dont par ailleurs les visages sont assez flous ?
Des gens qui me sont proches, toujours les mêmes. Ils font l’amour de façon détendue, c’est tout. Sans histoire(s), quoi ! Les tableaux sont repris à peu près dans l’ordre où je les ai peints. On pourrait dire que c’est la chronique d’un couple au fil des saisons et des changements de lumière, si l’on voulait vraiment y trouver une suite. Je ne sais pas comment De la chose sera accueilli mais il est clair que je ne cherche pas à choquer qui que ce soit…