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Manuel de civilité biohardcore

Stephane De Groef, Antoine Boute, et Adrien Herda

24 x 32 cm — 64 pages

impression quadri — cartonné

hors collection / co-édité avec Tusitala

 

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ISBN 979-10-92159-21-9
24 €

Stephane De Groef, Antoine Boute et Adrien Herda sur le Manuel de Civilité Biohardcore

Lilian Philippe - Septembre 2020

 

Lilian Philippe: Comment vous est venue l’idée de ce livre ? Est-ce Opérations Biohardcores qui as inspiré les dessins?

Stéphane Degroef : Avec Antoine, ça fait des années qu’on souhaitait réaliser une bande dessinée. On avait entamé un projet intitulé Pompes funèbres expérimentales en 2013 qui s’est essoufflé car le texte se suffisait à lui même, je ne parvenais pas à apporter suffisamment d’informations visuelles. 
Par la suite, Antoine a commencé à développer le concept de révolution biohardcore qui se décline sous formes multiples: textes, poèmes, performances, chansons, etc. En 2016, j’ai proposé à Antoine de reprendre ce concept et d’en faire un manuel, un peu comme ceux qu’on trouve dans les avions en cas de crash. On a été boire un coup, Antoine a disséqué ses textes et ses idées pour en extraire six instructions et un titre: “
Libido & Forêt” qui constitue la première page de ce livre. Le projet était lancé. 

 

LP : Quel a été le rôle d’Adrien Herda?

Stéphane De Groef : Adrien intègre le projet sur la page titrée “Wheeling de survie.” Je lui ai proposé d’intégrer le projet, impressionné par ses facultés de dessin et son esprit de synthèse. Il peut dessiner des choses que je suis incapable d’imaginer. Travailler à deux, c’était partager une partie du travail, en plus d’être un moteur créatif.

Adrien Herda : Venant plutôt du dessin de presse et de l’illustration, l’idée de ma collaboration était aussi d’intégrer de la narration dans le dessin, pour ne pas se cantonner à des visuels purement didactiques façon manuel. À la base c’est un projet de potes, dans lequel nous souhaitions travailler à deux pour mélanger un peu nos univers graphiques et voir ce que ça pourrait donner, en empruntant des éléments chez l’un ou l’autre. Personnellement, ça m'a sorti un peu de mon univers narratif et graphique habituel. J’ai trouvé ça assez libérateur en plus d'être un bon exercice !

 


LP : Antoine a-t-il fait les textes seul ? Comment vous êtes vous répartis le dessin, les lettrages ?

Stéphane De Groef : La méthode de travail est très simple. On se contacte, on se voit autour d’un verre, on imagine l’idée de la page, Antoine rédige les instructions et trouve le titre. À partir de ce contenu, on se répartit équitablement les cases à dessiner avec Adrien. Je prends en charge le lettrage et je définis la gamme de couleurs. Une fois ma partie terminée, je transmets le matériel à Adrien qui termine la page. Le crayon de couleur et la gamme colorée permettent d’uniformiser l’ensemble.

Adrien Herda : Antoine nous donnait aussi pas mal d'informations sur ce qu'il souhaitait voir dans les cases, ce qui nous a permis d'être raccord avec ses intentions et d'aller vers des idées bien hardcore, pour reprendre le titre du livre, que nous n’aurions pas forcément imaginées sans lui.


LP : En quoi l’aspect manuel pratique, ici appliqué à des actions irréalisables ou fantaisistes, vous a permis de mettre en place votre humour et votre propos? Quel rapport le lecteur devrait-il avoir avec ce manuel? 

Antoine Boute : L’idée du manuel vient de Stéphane. C’est une forme assez idéale pour marier des questions très concrètes à des considérations plus globales, politiques ou philosophiques, puisque tout manuel pratique fait partie d’un « art de vivre » plus général, abstrait, propre à son époque. Et l’exigence de phrases à l’infinitif induit en effet une certaine forme d’écriture axée sur l’efficacité du message, et peut-être aussi un humour ainsi que - nous l’espérons - un propos.

La forme du manuel permet également d’impliquer mine de rien le lecteur : comme chaque phrase lui est personnellement adressée, il peut, s’il le veut, se sentir personnellement concerné et s’inspirer d’une planche pour faire basculer sa vie vers autre chose, un peu comme s’il avait tiré une carte de tarot.

Nous espérons évidemment un rapport poétique, politique, existentiel : chaque planche tente de proposer une petite bombe mentale, explosive comme une blague, une bombe-blague qui provoque des effets non-dirigés sur le réel tel que se l’imagine le lecteur. Ce manuel est mégalomaniaquement ambitieux, mais il ne sait pas exactement dans quelle direction aller.

 

LP:  Il ne s’agit pas d’une histoire, mais des éléments reviennent, certaines planches sont permises par les “connaissances pratiques” acquises avant, si bien que la BD se lit de façon linéaire. Comment avez-vous abordé la narration pour ce livre?

Stéphane De Groef : Le projet s’est construit page par page, et pourrait encore être développé à l’infini. La structure s’inspire de modes d’emploi bien sûr, mais aussi de certains comics et des BDs de gags : une page, quatre à six cases, un titre, une fin. C’est assez traditionnel comme structure de bande dessinée, mais vu sous l’angle d’un manuel, cet aspect rigide nous semblait cohérent. Des sujets récurrents créent le liant : nos héros sont les scorpions, le black semen et les orties.

Adrien Herda : Chaque page est une histoire en soi, excepté pour celles qui ont une suite. Donc nous devions également imaginer un début, un déroulement et une fin, même si ça n'est pas toujours flagrant! 

Antoine Boute : Etant donné cette structure dont parle Stéphane, c’est comme si la narration arrivait par hasard, sans faire exprès, malgré elle, malgré nous. Peut-être y a-t-il une désinvolture par rapport à cette question, une rupture assumée avec son hyper-présence dans la plupart des BDs ? Si le Black Semen est une sorte de « héros » comme le propose Stéphane, alors c’en est un qui sert de métaphore pour l’acte de lecture du livre : lire celui-ci, c’est se faire infecter le sang, de sorte que « rien ne sera plus comme avant » . La narration se joue idéalement côté lecteur, comme pour un vrai manuel : c’est du côté du réel qu’il en sensé se passer quelque chose.


LP : Que signifie ce concept de biohardcore ?

Stéphane De Groef : « Bio » qui vient du grec signifie vie. « Hardcore » en anglais se traduit noyau dur : le noyau dur de la vie. Et révolution signifie faire un tour : ce manuel propose au lecteur d’organiser la révolution biohardcore. Tourner autour du noyau dur du vivant, trouver de nouvelles formes de vie. Sauver le monde en se nourrissant par exemple des luxueux déchets du capitalisme.  

 

LP:  L’alternance entre passages politiques voire métaphysiques, et passages loufoques, tirant vers le scabreux, est très perturbante pour le lecteur, il y a deux degrés de lecture quasiment inconciliables a priori. Que cherchez-vous à travers cette friction permanente entre humour et sérieux?

Antoine Boute : Le sérieux et le drôle sont les deux faces d’une même pièce : c’est parce que les problèmes soulevés sont extrêmement sérieux que les planches peuvent être drôles, et ce qui à première vue peut paraître drôle se révèle en fait extrêmement triste. En fait ce ne sont pas les deux faces d’une même pièce, mais d’une même flèche, une petite flèche plantée dans le mur vers lequel nous fonçons tête solidement baissée.


LP : Beaucoup d’éléments visuels et écrits sont empruntés à la culture médiatique et à la société de consommation : des émojis, logos, publicités, des termes médiatiques comme “radicaliser, bottom-up/top-down, way of life...” Pourquoi?

Antoine Boute : Il s’agit toujours quelque part, quand on crée, de s’insérer dans le monde et les langages dans lesquels on vit, c’est ce que nous avons fait…

 

LP : Des grandes entreprises, comme Amazon ou Deliveroo, sont directement nommées et tournées en dérision également. Ce livre a été une sorte de défouloir pour vous?

Antoine Boute : Non, ce livre n’est pas un défouloir : plutôt un catalogue de ce qui est passé sous les radars de notre sensibilité durant les quatre ans de sa réalisation. Nous y avons intégré, en le digérant, certaines choses que nous avons vécues de remarquable : si Deliveroo est mentionné, c’est parce que dans un centre d’accueil pour SDF j’ai rencontré un livreur Deliveroo qui fanfaronnait qu’il était indépendant, auto-entrepreneur… Mais visiblement sur la paille... D’autres planches font référence à des expériences liées au foot ou à la pétanque, du côté de Stéphane… La planche « Forêt bourgeoisie » est très autobiographique aussi : quelqu’un voulait nous casser la gueule parce qu’on avait l’idée d’aller nager dans un lac en forêt, il trouvait que c’était hyper bourgeois comme initiative. C’est tellement vrai et faux à la fois qu’on en a fait une planche. Mais jamais il ne s’agit de se défouler : plutôt de digérer en réfléchissant.

 

LP : C’est aussi un livre orgiaque, dans lequel vous jouez avec les limites de ce qui est considéré comme de mauvais goût, si bien qu'on a souvent peur de ce qu'on va découvrir à la page suivante. Pourquoi l'obscénité tient-elle une place de choix dans ce livre?

Antoine Boute : L’obscénité du livre répond, en la transformant, à l’obscénité des façons de vivre contemporaines. Mais il ne s’agit pas de jouer avec l’immoralité – qui est le fait de volontairement s’opposer à une morale donnée, de façon à choquer, révéler les limites et les peurs masquées par ladite morale - j’ai l’impression plutôt d’être ici dans l’amoralité, comme le sont les enfants et les animaux : la morale n’est pas questionnée, parce que son existence n’est pas actée. Il y a une volonté de reconnexion avec des façons d’être enfantines et animales, entre autres, pour autrement gérer l’obscénité ambiante.

 

LP : L’aspect politique est partout dans ce livre, mais souvent mis à distance par l’humour, parler de politique est-il vulgaire? Vous souhaitiez parodier les grandes imprécations politiques de notre époque?

Antoine Boute : Personnellement je ne désire pas produire d’art trop directement politique : j’ai peur que ce soit contre-productif. Je tente de me situer au-delà, ou à côté, en dessous, à travers, peut-être tout contre, d’utiliser au maximum l’excuse du « poétique » ou de la fiction pour dire sans dire, agir sans agir, etc.

Aussi le mot « politique » même me semble étriqué : il ne concerne finalement que ce qui se passe entre humains dans leur espace propre, soit la « polis », la cité. Or le problème est justement que « politiquement » on ne peut pas se contenter de cette sphère. L’évidence veut que précisément le problème majeur actuel vient de ce que la sphère de l’humain prend planétairement une place beaucoup trop grande et destructrice à de multiples niveaux. L’humour face à tout cela n’est qu’une petite astuce pour continuer à s’exprimer malgré tout.

 

LP : Vous semblez dire qu’il n’y a plus aucun espoir pour sauver l’humanité et la planète, d’où la nécessité de mettre un beau bordel tant qu’on le peut… Y a-t-il une forme de détournement vis-à-vis de la très tendance collapsologie ?

Antoine Boute : Je crois qu’il serait absurde de ne pas prendre très au sérieux les analyses de la situation mondiale, certes très anthropocentrées, proposées par les collapsologues. Si l’on décide de ne pas les nier, il devient très éprouvant de vivre avec ces données-là en tête : il faut trouver une astuce mentale pour sublimer ce désespoir en autre chose. Cela peut passer par le rire, qui, s’il est suffisamment puissant, et c’est à vérifier, peut déconstruire le rapport malade que nous entretenons à la mort, laquelle est complètement refoulée dans nos sociétés occidentales. Peut-être que notre humour désespéré en effet détourne les idées obsédantes actuelles pour les dévier vers des problématiques plus fondamentales ?