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École de la misère

Yvan Alagbé

220 pages — 21 × 26,5 cm
bichromie, couverture cartonnée
collection Amphigouri

 

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ISBN 978-2-930204-72-7
29 €

Yvan Alagbé, sur École de la misère

Yvan Alagbé, il s’est écoulé de nombreuses années entre la parution de Nègres Jaunes et celle d’École de la Misère. Où étiez-vous ?

Il existe fort heureusement une vie en dehors de l’actualité des parutions ! Nègres Jaunes avait été réalisé dans le cadre de la parution de la revue Le Cheval sans tête au moment où elle était trimestrielle, puis je l’ai redessiné quasiment entièrement en quelques semaines.
J’ai continué à faire des récits dans la nouvelle formule semestrielle du Cheval sans tête et j’ai également signé à la même époque un autre album court, Dyaa, ainsi qu’une participation à un ouvrage collectif des éditions Autrement, Le Réveil des nations. Pendant toute cette période assez intensive, j’ai été assez frustré de devoir travailler avec des délais imposés qui font que la fin d’un travail est décrétée indépendamment de sa propre logique. C’est quelque chose que j’ai toujours eu du mal à gérer. J’ai donc fait en toute conscience le choix de ne pas devenir dessinateur de bande dessinée professionnel.
J’ai choisi l’édition, occupation bien plus sociale et sociable, en quelque sorte contre ma nature, puisque je ne suis guère à l’aise en société et que quand je dessine, c’est quelque chose qui peut m’absorber totalement du matin au soir. Je me suis consacré aux éditions Amok, puis ai fait front commun avec Fréon par la grâce du Frémok. En animant un réseau d’éditeurs indépendants et le festival Littératures Pirates, j’ai renoué avec quelque chose que nous faisions dès le début des années 90 quand nous organisions Autarcic Comix. J’ai aussi travaillé avec le CPLJ qui organise à Montreuil le Salon du livre et de la presse jeunesse, dans le cadre du salon avec L’Archipel BD, mais aussi pour des interventions dans des classes. Nous tenions également Insula, une librairie galerie à Montreuil. On peut donc dire que j’étais à Montreuil ! Je suis et je pense à Montreuil. Ou dans le Limousin, ou en Grèce, ou à Haïti. Il me semble que nous approchons un point de rupture du modèle économique dominant et je veux croire qu’on peut passer à autre chose. Les presque 20 ans qui me séparent de Nègres Jaunes n’ont pas nécessairement été une partie de plaisir mais je suis là. Je veux être plus là et moins las.

∞ On retrouve dans École de la Misère les mêmes personnages que dans Nègres Jaunes. Quels rapports exacts entretiennent ces deux livres ? En écrivant le premier, pensiez-vous déjà au second ?

Pas du tout. D’ailleurs, j’ai d’abord pensé à Nègres Jaunes comme une histoire d’une quinzaine de pages en bichromie jaune et violet, imprimée en sérigraphie à tirage limité. Il faut imaginer quelque chose d’intermédiaire entre mon premier livre, Ville prostituée, et Nègres Jaunes. Tous les personnages auraient été jaunes, comme Les Simpson ! L’idée d’en faire quelque chose de plus long, un « roman graphique », en épisodes dans Le Cheval sans tête, s’est imposée quand nous avons pensé que la revue ne devait pas se contenter de compiler des récits courts mais aussi donner de l’espace et du temps à des projets plus conséquents. Je ne pensais pas que ce récit allait me coller à la peau si longtemps, j’avais alors des projets très différents. J’ai forgé petit à petit le graphisme de ce récit, en m’appuyant beaucoup sur Baudoin, Muñoz, Aristophane ou Raoul. L’idée de reprendre les mêmes personnages est venue assez rapidement et naturellement même s’il ne s’agissait pas à proprement parler de suite. Dans Le Cheval sans tête vol. IV, sous le thème de l’héritage, j’ai réalisé Le Deuil, une histoire avec Éléonore Stein, où je reprenais le personnage de Claire apparu dans Nègres Jaunes. Bien que l’optique n’ait pas eu grand-chose à voir avec la logique du « personnage récurrent » en bande dessinée, c’est finalement assez traditionnellement littéraire, de la mythologie grecque à la Comédie humaine de Balzac ou aux séries télé et bandes dessinées d’aujourd’hui…En fait, ce que j’avais en tête à ce moment-là, c’est bien plus le Muñoz et Sampayo d’Alack Sinner  et du Bar à Joe, mais aussi les romans de Faulkner que je découvrais.
Nègres Jaunes
, Dyaa, École de la Misère ou même La Valise entretiennent des liens, des correspondances, ou plus prosaïquement des personnages communs, qui font qu’on peut les considérer totalement indépendamment, mais aussi comme un ensemble.

∞ Claire, dans ce livre, se souvient d’événements qu’elle a vécus dans Nègres Jaunes. Peut-on donc lire ce second livre comme s’il se souvenait du premier ?

Je voulais effectivement faire un livre qu’on lit comme on se souvient. Peut-être d’ailleurs faut-il le relire pour pouvoir le lire ! De ce point de vue, c’est vrai que certains lecteurs verront quelques images qu’ils connaissent déjà puisqu’elles avaient été utilisées pour la couverture de la seconde édition de Nègres Jaunes en 2000.
Ce n’était pas prémédité. Je travaillais à l’époque déjà depuis deux ou trois ans sur École de la Misère et j’ai voulu en montrer quelque chose en profitant de pages qui reprenaient une séquence de Nègres Jaunes. Mais, mis à part quelques éléments, École de la Misère n’est pas une reprise ou un souvenir de Nègres Jaunes. Le motif du souvenir s’applique plus largement, pour le personnage de Claire essentiellement, mais aussi son père, sa mère, Alain… C’est un livre dont le moteur narratif – ou le motif littéraire – est le souvenir, la réminiscence. Un livre en forme ou aux formes de souvenir(s).

Et par conséquent, souhaitiez-vous placer la tragédie qui se déroule dans Nègres Jaunes dans une sorte de généalogie du drame, dont on pourrait suivre les arborescences jusqu’aux premières photos des albums de famille ?

Il y a sans doute un aspect généalogique dans École de la Misère ou Nègres Jaunes. On peut dire qu’il y est question de racines, mais pas nécessairement ou pas uniquement de « racines personnelles » ou individuelles, puisque je considère qu’il ne peut y avoir pour les humains que des racines collectives. Et puis, nous avons des jambes, pas des racines. Et nous avons des pères et des mères, des frères et soeurs, des amours ou des haines… À travers Nègres Jaunes ou École de la Misère, on remonte très vite d’histoires individuelles à la question coloniale, peut-être de la même façon que l’univers de Faulkner est hanté par le péché originel de l’esclavage. Les rapports humains sont tordus par la réalité de la domination, ça doit être ça le drame ! Le grand-père de Claire était un proxénète qui tirait ses revenus d’ouvriers africains ou maghrébins qu’il méprisait. Pour autant, il a connu dans sa jeunesse du désir pour les femmes africaines quand il a séjourné au Cameroun. Ce désir est en quelque sorte pervers du fait de s’exprimer dans le cadre colonial inégalitaire, mais ce n’est pas nécessairement ce que Claire en retient. J’espère en tout cas que derrière le drame ressort le fait que la vie est la plus forte. Comme le désir ardent qui est une de
ses formes.

∞ Des souvenirs de la colonisation jusqu’aux exils, aux mensonges, au vol et à l’inceste, lit-on dans la mémoire de Claire l’histoire d’une famille damnée ?

Ah, on lit ce qu’on veut ! Mais je n’ai pas voulu faire l’histoire d’une famille ou d’une personne damnée…
Concernant l’inceste ou les abus sexuels sur les enfants, je crois qu’on n’en mesure pas assez l’ampleur. C’est malheureusement quelque chose de courant et c’est la même chose pour tous les thèmes que vous évoquez. Beaucoup de familles sont le théâtre de damnations…
J’ai fréquemment eu droit aux qualificatifs de “triste” et “glauque” pour caractériser mes récits. Ce sont des mots qui me heurtent à chaque fois, mais si on liste les thèmes abordés, je suis forcé d’admettre qu’ils ne sont pas nécessairement riants. En débutant École de la Misère (sous le titre Coeur dévorante), j’étais en effet guidé par un sentiment dramatique, voire mélodramatique. Je voulais peindre un naufrage, non pas violent, mais lent et inexorable… Cela dit, je me sens plus d’affinités avec le tragique qu’avec le triste ou le glauque. Je ne veux pas dire que j’adhère à l’idée de fatalité, ni que je crois qu’il faille chercher une purge à contempler l’agonie sanglante de lignées maudites. Je perçois dans le comique comme dans le tragique, dans l’art en général, une dimension sacrée qui célèbre, interroge et perpétue la vie.
Et je crois que la vie n’est pas damnation mais grâce.