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Encore un exemple où la vie est comme ça

Paz Boïra

56 pages — 21 × 26,5 cm
bichromie — couverture souple
collection Amphigouri

 

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ISBN 9782930204024
16 €

Paz Boïra, sur Encore un exemple où la vie est comme ça

par Olivier Deprez, Bruxelles, février 2004

Le titre de ton livre est curieux. «Encore un exemple où la vie est comme ça», quel contraste avec l’onirisme du récit ! On se demande aussi ce qui est exemplifié. La vie est comme ça, mais comment «comme ça» ?

Le titre donne l’illusion d’un récit qui va, de façon explicite, donner une liste de situations où l’on reconnaîtrait la vie comme elle peut être au quotidien. C'est une façon de provoquer un contraste entre fiction et réalité. Le titre est à l'image du récit global, il combine le « comme ça » qui semble définir, et puis le reste qui ne définit rien, où rien n’est figé. C’est pour cette raison que je n’ai pas voulu m'attarder sur les idées proposées. Je me contente de les placer. À chacun de les développer ou pas. Les objets que j'utilise sont souvent détournés, extirpés de leur contexte habituel. Dans une rame de métro, un poisson nage entre un homme et une femme, tous les deux sont agrippés à la barre de sécurité. Dans la case suivante, cette barre devient un objet phallique. Elle se transforme en couteau. L’homme le tient dans sa main. Il menace la femme assise devant lui à table. Cette même mécanique est appliquée tout le long du récit avec d’autres éléments.

Ton livre est muet. C¹est un parti pris très ferme. Pour quelles raisons as-tu choisi les bandes silencieuses ?

Je ne domine aucune langue. Ni la mienne ni le Français. Autant s’abstenir, on fait assez de gaffes comme ça. De toutes façons, je m’y retrouve dans le muet, cela m’arrange que l’on centre toute l’attention sur les images. Des images que j'essaye de vider au maximum de tout accessoire. Je ne pense pas que l’écriture soit pour autant accessoire, mais je préfère me limiter à ce défi graphique uniquement. C’est un mélange d’incapacité et d’adaptation de l’espèce bilingue.

Le poisson est un symbole très riche. Tu le fais sortir de la bouche des personnages, c’est curieux car à ma connaissance, en français tout au moins, cela n’évoque aucun proverbe et donc tu crées de toutes pièces une figure, on dirait « cracher le poisson » au lieu de « cracher le morceau ». Quel est le sens de cette image ?

Le poisson me semblait idéal pour faire parler de futurs amoureux. Il porte en lui toute la viscosité et la sexualité nécessaires. Je n’ai pas pensé à sa symbolique la plus évidente au début. Je n’ai pas pensé aux Chrétiens, aux pauvres. Il me fallait surtout inventer un langage, toujours et encore pour éviter l’écriture. Dans l’absolu, j’aimerais inventer des nouveaux proverbes (et des fables aussi, mais cela c’est pour mon prochain récit) avec une seule contrainte : partir des proverbes existants en les détournant juste assez pour qu'on ressente la familiarité et à la fois qu'on ne puisse pas les reconnaître. Je viens d’une culture où l’imagerie populaire est très présente, je me rappelle d’un livre de mon grand-oncle qui racontait en dessins la "cavalgata", une procession religieuse avec les rois, le Christ, et on voyait chaque petit personnage défiler et raconter la Bible les uns à la suite des autres ! Je le regarde souvent, c’est une référence pour moi.

Il n’y a pas de morale dans mon livre mais du sarcasme comme dans les proverbes de chez moi, de Valence, il y a un certain humour noir qui fait partie de moi. Je me souviens d’une histoire comme ça, la mort de ma grand-tante ! Quand ma mère nous la raconte, elle passe du rire aux larmes, surtout la scène où le cerceuil, après avoir dévalé une pente, est ouvert au milieu de la rue pour que son fils puisse lui dire au revoir. Quand ma mère a vu sa cousine ratatinée au fond de la boîte comme une poupée de chiffon, elle a piqué un fou rire ! C’est plutôt dramatique et pourtant ! Ça me fait rire, ce n’est pas une fascination pour la mort mais plutôt pour les concours de circonstances qui nous déroutent, on se sent terriblement vivant quand on ne peut plus rationnaliser !

Ton livre est très onirique mais très construit aussi. Peux-tu dire quelques mots sur ce paradoxe du rêve, du chaos, et de la mesure, de la structuration ?

Je pense que la poésie peut être d’autant plus forte quand on arrive à recadrer l’indéfinissable, à placer le flou dans une certaine structure. Dans ce cas, elle se présente à nous comme un monstre à deux têtes : d’un coté, il y a tout ce qui structure le récit, comme par exemple, cette systématique qui consiste à mettre, de façon rythmée, tantôt la femme en péril, tantôt l’homme, sur le sein géant de la femme sur le point de tomber ou de se faire avaler par le poisson. De l’autre coté, les situations sont impossibles ou presque. La symbolique est récupérée de notre culture pour devenir autre chose. J’essaye de ne dessiner que quelques objets précis, qui vont devenir symboliques peut-être à la façon des surréalistes. Les critères de choix de ces objets sont leur intemporalité et leur neutralité (une table, un poisson ou un couteau ne renvoie pas à une époque ou un milieu trop précis (hormis peut être, le vingtième siècle en occident). Lire Beckett ou Ionesco m’a sûrement donné l’envie de reproduire une forme noire d’absurde.

Tu as vécu pendant neuf ans à Bruxelles où tu as rencontré Vincent Fortemps, Thierry van Hasselt et les autres membres de Fréon, à St-Luc. Est-ce que tu penses que cela a influencé ton travail ?

Effectivement, Bruxelles est une ville hors du temps, une atmosphère surréaliste plane encore dans les rues… Je me sens proche de l’auto-dérision de l’humour belge qui n’est pas si éloignée de la tragi-comédie valencienne ! L’espagnol est une langue très imagée, je ne trouve pas toujours son équivalent en français, peut-être dans le dessin…

Comment conçois-tu l’écriture, la création du récit ? As-tu un scénario très élaboré dès le début ou laisses-tu constamment des portes ouvertes à la narration ?

C’est le pur bordel ! Mais toujours le même… Je gribouille, j’écris, et puis à un moment je commence à découper le tout dans des toutes petites planches où il y a juste l’essentiel. En général, je ne découpe pas le tout. Je me lance sur la réalisation définitive et en cours de route, je trouve la fin. Chaque image appelle une autre image suivant une logique absurde, on passe d’un tableau à un autre, tout passe par le cadrage… Je n’ai pas voulu faire un récit linéaire, on pourrait commencer la lecture à n’importe quelle scène. Quand j’ai publié mes premières histoires Les représentants, J’habite ici, je travaillais avec du cello, je cherchais à exprimer la lumière en grattant la matière, je cherchais cette mise à distance que permet la gravure et puis je me suis rendue compte que je préférais le crayon. J’ai eu envie de me confronter à moi-même, à mes faiblesses, m’investir de manière plus personnelle sans pour autant faire un livre autobiographique… Le format des originaux est de 6 x 8 cm en grande partie à cause de mes mini-découpages ; après des test en A4 ou en A3 (respectivement 20 x 30 cm et 30 x 40 cm, environ, ndlr), je me suis rendue compte que je me sentais plus libre sur ces petits formats. J’ai aussi changé de support. Le papier est un matériau organique, vivant, avec lequel j’ai un rapport plus intime… plus juste aussi, par rapport à ce que je raconte dans mon livre. J’ai choisi le noir et blanc parce que j’ai voulu dépouiller au maximum mon dessin, être au plus prêt de ce que je voulais montrer, j’aime les cadrages serrés qui réduisent l’action à son sens le plus strict. Je trouve ça important de laisser de la place au lecteur. J’essaye de me passer des matières et des effets. Je voudrais faire des images qui contiennent strictement et uniquement du sens. Je n’y arrive pas encore. Nous sommes formatés pour faire des belles images !

Tu exposais à la librairie Insula, pendant le salon du livre jeunesse de Montreuil. Tes dessins étaient collés sur des tasseaux de bois comme des icônes face à un pan de mur entièrement dessiné au crayon graphite ! Tu ne te préoccupes donc pas uniquement de publication mais tu penses aussi tes expositions...

Oui, j’ai passé quarante-huit heures à noircir ce mur, j’en avais partout ! J’aime la contradiction, comme si on pouvait figer le temps tout en le dilatant. Les dessins sont agrandis pour le livre définitif et je trouve que c’est intéressant de jouer avec les proportions, ça amène d’autres niveaux de lecture. J’ai pris beaucoup de plaisir à recouvrir le mur de cette matière grasse et noire comme du charbon, les deux personnages sont en train de faire un feu. Je voulais qu’on ressente l’ambiance de cette scène, les odeurs, la couleur. Le principe de la mise en abîme est fondamental dans l’histoire de l’art, avec Duchamp et le ready-made par exemple. Je ne sais pas si on peut parler pour moi d’une démarche artistique contemporaine. Je me pose des questions sur l’accrochage bien-sûr mais je ne me sens pas proche des problématiques de l’art contemporain. Mon travail est un travail de recherche sensible, plus formel peut-être. Je crois surtout qu’il faut être curieux de tout si on ne veut pas stagner ! Je suis en train de faire un film d’animation où je fais des personnages en volume, c’est une autre façon de dessiner, un autre espace, c’est passionnant de créer l’illusion du mouvement.